CHRONIQUES, ROMAN DES ETATS-UNIS, ROMAN MEXICAIN

Ed LACY

ÉTATS-UNIS / MEXIQUE

Ed Lacy (pseudonyme de Leonard Zinberg, est né à New York en 1911. Auteur de nouvelles puis de romans policiers, il est un auteur engagé aux côtés des Noirs et contre toute forme de guerre, celle du Vietnam en particulier. Il est mort dans le quartier d’Harlem en 1968.

La mort du toréro

1964 / 2024

Après un séjour forcé en Europe et en Afrique du Nord, pendant la 2ème Guerre mondiale et une première enquête[1] Toussaint Moore, lassé d’aventures, est postier à New York, postier et dépressif. L’annonce d’un prochain bébé dans le couple qu’il forme avec Fran qu’elle lui annonce brusquement le plonge dans un désarroi moral et matériel. L’occasion de gagner un peu d’argent pour subvenir au budget moribond se présente avec la proposition de Ted Bailey et de Kay Robbens, ses précédents « employeurs », une mission particulière à Mexico.

Arrivé dans une capitale où il n’a jamais mis les pieds, perdu par une langue qu’il ne parle pas, ce Noir très noir compare le racisme omniprésent et très direct de New York et celui, plus sournois, du Mexique où les Indiens ne sont pas aussi mal traités que les gens de couleur du Nord mais souffrent autant quoique différemment.

La commanditaire est une veuve plus jeune que ce que croyait Toussaint, elle n’a qu’un grave défaut : elle « élève » des serpents venimeux chez elle et son mari est mort d’une piqûre de serpent.

La mort du toréro a été publié pour la première fois aux États-Unis en 1964 et Mexico dans les années 60 ressemblait, malgré sa taille déjà impressionnante, à une ville provinciale, les voitures roulaient encore (depuis longtemps elles sont en permanence à l’arrêt, avançant de temps en temps de quelques mètres), les gens allaient et venaient sans se préoccuper d’une insécurité inexistante, le pire danger pour les habitants et les touristes était de se faire filouter par les chauffeurs de taxis. C’est cette ambiance que font ressortir les errances de Toussaint dans des rues animées et paisibles, dans l’ensemble : il sera bien au centre  de règlements de comptes tout de même.

Les codes du polar classique sont bien présents : la mystérieuse veuve, la bimbo blonde (yankee) et un peu maigrelette, enfin bon, le privé fauché et noir, mais Ed Lacy sait les détourner pour qu’en même temps on se sente en pays de connaissance et en terrain assez nouveau pour intriguer avec, pour idée récurrente le racisme nord-américain, le Mexique compris.

Le rythme n’est pas effréné, le narrateur prend le temps de décrire une ville, un pays qui, c’était le cas pour une grande majorité de Nord-Américains, attiraient et qui piquaient leur curiosité, leur soif d’exotisme (à bas prix), et un des intérêts du roman, en plus de l’intrigue policière, est de retrouver New York, Mexico et Acapulco comme on a oublié qu’ils ont été, peut-être de comparer  avec notre propre expérience et de retrouver ces images vintage tellement à la mode à présent. Et, surtout, on appréciera la façon dont Ed Lacy, ou Leonard Zinberg, le véritable nom de l’auteur, homme blanc, Juif et communiste, s’est glissé dans la peau d’un Noir quand la séparation était encore la règle sur le territoire nord-américain pour montrer directement le ressenti des gens de couleur qui dans les romans de l’époque, n’étaient généralement que des caricatures. Une curiosité et une réussite.

La mort du toréro, traduit de l’américainet préfacé par Roger Martin, éd. du Canoë, 250 p., 18 €.


[1] Traquenoir, éd. du Canoë et 10/18

MOTS CLES : ETATS-UNIS / MEXIQUE / POLAR / RACISME / VIOLENCE / HUMOUR / SOCIETES / EDITIONS DU CANOË.

CHRONIQUES, ROMAN ITALIEN

Gian Marco GRIFFI

ITALIE / MEXIQUE

Gian Marco Griffi est né à Alexandrie et a passé sa jeunesse à Montemagno, un village de Toscane. Il a pratiqué divers métiers, a été objecteur e conscience pour éviter l’armée et est responsable d’un club de golf à Asti.

Chemins de fer du Mexique.

Un roman d’aventures

2022 / 2024

Cesco Magetti végète dans le bureau qu’il occupe à Asti. L’Italie, en janvier 1944, n’est pas sortie de la guerre, mais les choses vont mal pour la dictature fasciste. Un ordre arrive, d’Allemagne semble-t-il (mais personne ne peut l’affirmer) : dresser une carte précise des chemins de fer du Mexique. À quoi pourra-t-elle servir, à qui ? Mystère. Une parenthèse nous éclaire sur l’origine de l’ordre, c’est bien la bureaucratie nazie. Aidé par une bibliothécaire légèrement illuminée, à travers un livre au titre farfelu (Historia poética y pintoresca de los ferrocariles de México) et des rencontres improbables mais bien réelles, en parcourant des cimetières sinistres mais habités, Cesco se fraie un chemin vers son but.

On est invités à partager l’intimité d’un nommé Adolf et de sa compagne Eva (qui vante la sensualité du monsieur), cet Adolf se révèle bien être à l’origine de la demande de cartographie : le Mexique aurait une arme résolutive qui se trouverait au bout d’une ligne de chemin de fer dont l’embranchement serait tenu secret. Beaucoup de conditionnels. Or le secret se trouve dans ce livre… introuvable.

Quelques détours par l’Argentine, l’Amérique centrale ou les bords de l’Elbe (Gian Marco Griffi mondialise son récit !), une projection dans le futur, et, vers la page 240, nous voici dans un Mexique poétique et réaliste, le Mexique des couleurs, de la Révolution, des rapports avec le surnaturel. Une ville (surnaturelle elle-même ?) nommée Santa Brígida de la Ciénaga est au centre, tout comme l’exemplaire unique de cette Historia poética…, et on voit apparaître une foule de noms connus, des écrivains latino-américains, Tina Modotti et Frida Kahlo ou Arturo Belano, le poète-personnage de Roberto Bolaño, son double peut-on dire. Est-ce la vision cliché d’un Mexique des années 1920  ou une vision « réaliste » ? Un  peu les deux, c’est aussi de là que naît le charme : on n’est pas dupes mais on se laisse séduire par ces femmes révolutionnaires, par ces paysages de carte postale et par les nombreux noms de villes ou de villages. Bref, Gian Marco Griffi, en plus de nous amuser longuement (le roman dépasse les 650 pages !) avec les tractations des héros, un peu déficients mais tellement  sympathiques, prouve qu’il connaît bien son Mexique et la littérature hispano-américaine. Il sait jouer avec ses connaissances, inventant des villes et donc des lignes de chemin de fer en pleine géographie réelle et surtout il pratique un humour qui reprend la grande histoire en la transformant, démontrant que pour lui rien au fond n’est vraiment sérieux : une bouffée d’oxygène pas si fréquente par les temps qui courent.

Chemins de fer du Mexique. Un roman d’aventures, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, éd. Gallimard, 669 p., 25 €.

Gian Marco Griffi en italien : Ferrovie di Messico, ed. Laurana editore.

MOTS CLES : ITALIE / MEXIQUE / AVENTURES / HISTOIRE / HUMOUR / LITTERATURE. EDITIONS GALLIMARD.

CHRONIQUES, ROMAN MEXICAIN

Andrés COTA HIRIART

MEXIQUE

Andrés Cota Hiriart est né à Mexico en 1982. Il est biologiste, professeur de littérature et auteur d’un roman et divers articles scientifiques.

Rencontres avec des animaux extraordinaires

2022 / 2024

Ce n’est pas un roman. Ce ne sont pas les mémoires d’un scientifique spécialisé en naturalisme. Ce n’est pas vraiment un manuel de vulgarisation sur des animaux qu’on ne croise pas tous les jours. C’est un peu de tout cela.

Le jeune Andrés Cota Hiriart est depuis toujours passionné par ce que la nature peut offrir de moins banal. Il vit à Mexico avec sa mère, elle-même scientifique bien connue qui laisse à son adolescent de fils beaucoup de liberté pour se livrer à sa passion. Il est vrai que les voisins ne sont pas franchement emballés de voir Andrés offrir lapins et poulets entiers à ses serpents de plus de 3 mètres de long. Si ses axolotls, ces poissons dentus d’aspect en principe effrayant restent sagement dans leur aquarium (qu’iraient-ils faire sur une pelouse ou sur un tapis de salon ?), les fugues de la grenouille géante (3 kilos tout de même) ont tendance à hérisser les paisibles citoyens qui vivent dans les parages. Mais, en parallèle, il faut bien nourrir ces bêtes et donc Andrés crée un zoo complémentaire et privé, quelques rats, quelques blattes, de Madagascar de préférence.

Alors, en fonction de ses moyens il installe chez sa mère un véritable musée d’espèces vivantes et, à l’occasion d’une Saint-Valentin, sa petite amie lui offre, en toute logique, un couple de scorpions empereurs (une douzaine de centimètres), ce qui ne peut que le réjouir, voire le combler !

Mais pourquoi s’intéresser jusqu’à la passion à ces monstres ? Andrés Cota Hiriart, très habilement, va peu à peu en faire ressortir tout le merveilleux qu’ils contiennent aussi.

Devenu adulte, bardé de diplômes, Andrés abandonne les animaux en captivité pour partir à l’aventure un peu partout dans le monde pour aller voir sur place d’autres phénomènes, souvent menacés par la civilisation. Il visite les îles Galápagos, Bornéo, l‘Indonésie et une île au nord du Mexique et décrit des orangs-outans, des iguanes, des éléphants de mer ou plusieurs sortes de serpents pas forcément dangereux. Mais il le fait de façon à la fois très scientifique et ludique : l’intellectuel qui se croit aguerri aux dangers de la forêt tropicale se trouve parfois dans des situations douteuses. Il traite tout cela avec humour et, contrairement à la plupart de ses « collègues », ne joue pas aux héros. Il ajoute à ses descriptions une mise en lumière des dangers que la « civilisation moderne » fait peser sur une nature déjà très abîmée.

Andrés Cota Hiriart applique à la perfection la devise Apprendre en s’amusant. J’avoue avoir commencé ma lecture de ces Rencontres avec des animaux extraordinaires sans enthousiasme, mais j’ai très vite été pris par la façon de faire de l’auteur, son humour discret mais efficace, par tout ce qu’on y apprend aussi, tout ce qu’il suggère sur notre vie d’Occidentaux trop indifférents encore à l’avenir de notre monde, celui qu’on va laisser aux générations futures. Une belle leçon animalière… et humaine.

Rencontres avec des animaux extraordinaires, traduit de l’espagnol (Mexique) par Bertrand  Fillaudeau, éd.  Corti, 320 p. , 22 €.

Andrés Cota Hiriart en espagnol : Fieras familiares, ed. Libros del Asteroide,Barcelone.

MOTS CLES : MEXIQUE / PEROU / SCIENCE / ANIMAUX / AVENTURES / HUMOUR / SOCIETES/ EDITIONS JOSE CORTI.

CHRONIQUES, ROMAN ESPAGNOL, ROMAN FRANCAIS, ROMAN MEXICAIN

Gérard de CORTANZE

FRANCE / MEXIQUE /ESPAGNE

Né en 1948 à Paris, Gérard de Cortanze est écrivain, traducteur, éditeur et journaliste. Il s’est beaucoup intéressé au monde hispanique et à son histoire récente.

Moi, Tina Modotti, heureuse parce que libre

2020 / 2024

Asunta Modotti, que tout le monde appellera Tina, naît en 1898 à Udine, dans le Frioul, dans une famille modeste et politisée : son père, Giuseppe, est un des fervents marxistes locaux. Elle a deux ans quand ses parents s’installent dans le sud de l’Autriche, région antisémite et raciste mais tolérante envers les étrangers qui savent rester à leur place. Comme c’est le cas de beaucoup d’Italiens à l’époque, sa famille vit une errance de plusieurs années qui se termine en Californie où Giuseppe a précédé femme et enfants avant de les faire venir, quand sa situation s’est stabilisée. Tina traverse l’Atlantique, puis l’immensité du pays en 1913 pour San Francisco qui se remet lentement du séisme et de l’incendie qui ont ravagé  la ville en 1906.

Quelques années riches d’événements personnels (un mariage, un début de carrière comme modèle, puis actrice, quelques liaisons torrides) puis plus tard, la voilà partie pour le Mexique, son mari ayant été prié de rejoindre José Vasconcelos, alors ministre de l’éducation (ministère qu’il vient de fonder). On est en 1921, la longue révolution vient de s’achever. Malheureusement elle arrive à Mexico quand son mari vient tout juste de mourir d’une fièvre tropicale. Elle découvre le pays en pleine effervescence culturelle : l’action de José Vasconcelos est extrêmement positive dans tous les domaines de la culture. C’est par exemple le temps des spectaculaires murales de Rivera et de Siqueiros, le temps des romans de la Révolution et de compositions musicales remarquables, celles de Silvestre Revueltas ou Carlos Chávez par exemple.

Edward Weston, un des amants de Tina, photographe nord-américain reconnu, lui apprend, en Californie où elle est revenue, cet art qu’elle n’a pratiqué jusque là qu’en étant devant l’objectif. Ils décident d’un voyage au Mexique qui l’avait fascinée. En 1923, ils sont à Mexico et jouissent du bouillonnement à la fois artistique et politique qui y règne, entourés d’une jeunesse dorée qui se croit artiste mais ne produit aucune œuvre. En plein centre de Mexico, ils restent en marge des réalités sociales mexicaines, la Révolution s’est officiellement terminée un peu plus tôt mais le Mexique est le Mexique et il ne se passe pas une journée sans qu’on entende quelques coups de feu, c’est juste une gêne. Tina reste l’élève d’Edward Weston, une bonne élève, et dès 1924 elle expose ses photos. Les réformes sociales du nouveau président, Plutarco Elías Calles l’intéressent, elle se sent de plus en plus proche du monde politique. Entre temps, elle a servi de modèle à Diego Rivera (et a eu une liaison avec lui). Elle va jusqu’à prendre la carte du parti et son appartement de Mexico devient le lieu de rencontre des exilés engagés venus d’Europe, de Cuba. Dès cette époque ses photographies sont des manifestes contre les gigantesques inégalités sociales, pour dénoncer la misère et le rejet des pauvres par l’«élite ». L’engagement se fait encore plus fort quand son amant de l’époque, d’origine cubaine, tente d’organiser un débarquement de guérilleros sur son île pour renverser le dictateur Machado, il se fera assassiner sous ses yeux un peu plus tard.

Historiquement, le Mexique a toujours été à part dans ses relations internationales, méfiant par rapport à son voisin du nord (et il n’a pas tort), se situant la plupart du temps « à gauche », si l’expression a un sens en Amérique latine. Tina vit de l’intérieur les interminables discussions idéologiques si fréquentes dans tous les partis communistes du monde. Mais on est au Mexique et l’instabilité politique est de rigueur.

Tina continue sa vie, l’Allemagne au début des années 30, l’URSS ensuite, puis retour au Mexique où les luttes politiques n’arrêtent jamais, l’assassinat de Trotski en est un des épisodes, dans un Mexique où tout se mêle, le monde des artistes (Siqueiros et Rivera en premier) se confond avec celui de la politique qui n’est jamais sereine, et avec celui des relations amoureuses ou purement sexuelles.

C’est dans ces jeux d’actions et de paroles que se situe un des éléments les plus intéressants de cette biographie qui suit cette femme sans la juger ni juger les façons de vivre de ces groupes intellectuels et créateurs politisés à l’excès, dont il nous reste les œuvres mais dont on sait au fond très peu de choses.

Moi, Tina Modotti, heureuse par ce que libre, 384 p., 21,90 €, version numérique, 14,99 €.

* Sur le même sujet, on peut lire aussi Tinísima d’Elena Poniatowska (éd. L’Atinoir) et Tina ou la beauté incendiée de Pino Cacucci (éd. Belfond).

MOTS CLES : MEXIQUE / ESPAGNE / BIOGRAPHIE / SOCIETES / PSYCHOLOGIE / HISTOIRE / AVENTURES / ARTS / FEMINISME / EDITIONS ALBIN MICHEL.

Et, mardi 13 février, 19 h, au Jeu de Paume à Paris, :

ACTUALITE, CHRONIQUES, ROMAN MEXICAIN

Cristina Rivera Garza lauréate du Prix Les Inrockuptibles

Après plusieurs prix importants pour sa version originale (parmi eux le prix Rodolfo Walsh (2022) à Gijón et le prix Villaurrutia, (2022) au Mexique), la revue Les Inrockuptibles vient de lui décerner le sien, catégorie Roman étranger pour L’invincible été de Liliana.

On peut lire ma chronique publiée le 14 octobre dernier sur AnnA :

CHRONIQUES, ROMAN MEXICAIN

Cristina RIVERA GARZA

MEXIQUE

Cristina Rivera Garza est née dans l’État de Tamaulipas en 1964. Elle vit depuis 1989 aux États-Unis où elle enseigne. Elle est l’auteure d’essais, de poèmes, de nouvelles et de romans.

L’invincible été de Liliana

2021 / 2023

Le 16 juillet 1990, Liliana Rivera Garza, née en 1969, est retrouvée morte, assassinée par son compagnon, ou plutôt son ex. Trente ans plus tard, sa sœur Cristina, qui vit aux États-Unis, décide de tout faire pour retrouver l’homme, jamais jugé, et faire justice. Pourquoi ces trente ans ? L’auteure elle-même est incapable de donner une réponse à cette question, mais sa détermination est inébranlable.

Cristina se lance donc dans ce qui ressemble à une enquête policière, à un chemin de croix dans les labyrinthes de l’administration mexicaine, qui devient une sorte d’immixtion affectueuse dans la vie privée de sa petite sœur.

Dès après le décès de Liliana s’accumulent toutes ces questions sans réponses : Liliana n’était-elle pas, ou ne semblait-elle pas trop libre ? Les proches l’ont-ils suffisamment protégée ? Peut-on protéger une jeune femme à qui on a appris et montré ce que peut être la liberté ?

Comprendre avant de rendre justice, c’est ce que décide de faire Cristina Rivera Garza, elle se lance, longtemps après l’assassinat, dans cette enquête longue et d’autant plus pénible qu’elle porte sur la personne la plus proche d’elle. Et forcément elle nous fait entrer dans l’intimité de sa sœur, avec des extraits du journal qu’elle a tenu jusqu’au dernier jour, des extraits de lettres échangées avec Ángel, ami, petit ami, ex-petit ami qui, nous le savons allait la tuer. Au début cette lecture est dérangeante : un lecteur anonyme a-t-il le droit, peut-il décemment lire ces mots qui ne lui ont jamais été destinés ? Assez vite on comprend et on accepte ce qu’a voulu Cristina : elle voulait que l’on connaisse vraiment celle qui allait être la victime, cela, nous le savons déjà. On apprend donc, indirectement comme ce fut aussi le cas pour les « témoins », ses camarades de fac pour la plupart, comment elle a été manipulée par cet Ángel, comment elle n’en a pas été consciente avant que l’évidence lui apparaisse. Ce long défilé des témoignages éclaire sur la personnalité profonde de la jeune fille, sa volonté d’exister en tant que femme en devenir, sa timidité qu’elle croit cacher sous des allures de personne bavarde et enjouée qui ne s’aventure pourtant jamais sur le terrain de son intimité, ses pensées, celle en particulier de s’avouer qu’elle est victime de cet Ángel dont elle accepte et refuse la personnalité trouble, alors qu’elle était la leader des groupes, étudiants ou amis, qui l’entouraient et acceptaient d’emblée son autorité bienveillante et blagueuse.

On peut omettre la lecture de l’avant dernier chapitre, confession dérisoire des parents de Liliana et de Cristina qui n’apportent rien et qui obligent le lecteur à partager leur culpabilité, un lecteur qui devient un intrus.

Ce court faux pas n’enlève rien à ces presque 400 pages sensibles, délicates malgré le sujet, malgré la proximité de l’auteure et de la personne qui en est le centre, le portrait de cette victime est poignant, tout comme la dignité des intervenants.

L’invincible été de Liliana, traduit de l’espagnol (Mexique) par Lise Belperron, éd. Globe, 400 p., 23 €.

Cristina Rivera Garza en espagnol : El invencible verano de Liliana, ed. Random House, México /  Nadie me verá llorar, ed. Tusquets, México DF / Barcelone.

Cristina Rivera Garza en français : Personne ne me verra pleurer , éd. Phébus.

MOTS CLES : MEXIQUE / FEMINICIDES / FEMINISME / VIOLENCE / SOCIETE / PSYCHOLOGIE / EDITIONS GLOBE.

Sur des sujets proches, on peut lire le remarquable reportage de Sergio González Rodríguez, Des os dans le désert . Ma chronique :

… et évidemment le roman de Roberto Bolaño, 2666, dont la quatrième partie est consacrée aux disparues de Ciudad Juárez. Ma chronique :

CHRONIQUES, ROMAN FRANCAIS, ROMAN MEXICAIN

Benoît COQUIL

FRANCE / MEXIQUE

Benoît Coquil est enseignant, ancien élève de l’Ecole Nationale Supérieure de Lyon, auteur d’une thèse sur l’Argentin Sergio Chejfec et d’un ouvrage sur le séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires.

Petites choses

2023

Qu’il est mignon, le joli petit psilocybe, dressé sur son pied fin et sous son chapeau brun ! Mais, paraît-il, il cache bien son jeu. Qu’il est austère, Gordon Wasson, fils de pasteur et figure reconnue à Wall Street. Mais, paraît-il, il cache lui aussi son jeu : sa grande passion, bien devant les dollars, ce sont les champignons, passion qu’il partage avec Valentina, son épouse qui est pédiatre. On est dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, on vient tout juste de mettre au point en Suisse ce LSD qui fera fureur peu après. Gordon et Valentina décident de découvrir par eux-mêmes si le Mexique ne cacherait pas des trésors qui, bien que d’un usage exclusivement religieux pour les Indiens, pourraient ouvrir des horizons oniriques nouveaux.

Été 1953, ils sont sur place, à Mexico, avec leur fille de 16 ans, Masha. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ils ne sont pas des amateurs, Gordon a passé des journées entières à étudier la mycologie dans les bibliothèques, un ethnologue les accompagne dans une forêt près d’Oaxaca où ils vont rencontrer une chamane, María Sabina qui les guida dans cet apprentissage. La démarche, qui se veut scientifique, se court-circuite avec les cérémonies religieuses et hallucinatoires des Indiens mazatèques.

On ne manque pas de voyages dans ce roman, de New York au fin fond du Mexique, Huautla pour être précis (qui connaît Huautla ?) , de Suisse en Amérique, d’autres voyages aussi, plus immatériels, de ceux qui font naître une certaine évasion, une évasion certaine. Gordon Wasson n’en revient pas, de ce qu’il découvre, comprenez-moi bien. Petites choses est (aussi) un texte très documenté que l’on suit, intéressé, sérieux, un texte qui sait garder de la hauteur. Et pourtant l’humour, discret et efficace, est partout, dans les effets inattendus (à l’époque) de ces substances qui font naître de si belles images, bien plus belles et surprenantes que celles dues à l’opium, et aussi dans l’attitude de ces scientifiques, qui ne sont en rien des charlatans, qui se passionnent pour ces si belles images et qui ne se soustrairaient en aucun cas à quelques expérimentations supplémentaires.

Mais, sous ces rêves colorés, sous les rires hystériques, le champignon n‘est pas aussi aimable qu’il y paraît. Il y aura bien des victimes, et pas que les futurs consommateurs.

Petites choses réussit l’harmonie entre documentaire et roman, un vrai documentaire qui respecte à la fois les faits et les personnes, un vrai roman qui sait faire sourire, amicalement, sur un sujet au fond assez dramatique.

Petites choses, éd. Rivages, 223 p., 19,50 €.

MOTS CLES : MEXIQUE / MAGIE / RELIGIONS / DROGUE / SOCIETES / EDITIONS RIVAGES.

Sur le séjour de Marcel Duchamp à Buenos Aires en1918, Benoît Coquil a publié en 2021 Buenos Aires n’existe pas (éd. Flammarion). On peut lire ma chronique sur AnnA :

Benoît COQUIL

CHRONIQUES, ROMAN MEXICAIN

Sergio GONZALEZ RODRIGUEZ

MEXIQUE

Sergio González Rodríguez est né à Mexico en 1950. après des études littéraires, il est devenu journaliste, mais aussi essayiste, romancier et scénariste et, dans ses différentes oeuvres il a milité pour le rétablissement de l’état de droit au Mexique.

Les 43 d’IgualaDes os dans le désert

Les 43 d’Iguala

2015 / 2023

Un journaliste peut-il garder en toute circonstance le regard froid, « objectif », détaché ? L’homme qu’il est peut-il ne rien ressentir, faire comme si…, refouler son ressenti pour faire en sorte que le futur lecteur ait accès à ce qu’a découvert l’auteur du reportage ? C’est la question de base que pose Sergio González Rodríguez. Cette question, qui est de tous les temps et de toutes les régions du monde, est devenue encore plus prégnante dans le monde actuel, et Sergio González l’avait déjà abordée dans son livre précédent[1], L’homme sans tête.

Dès le début il se présente, plus que comme journaliste, comme un homme en colère, la saine colère d’un homme qui va prouver que hommes politiques à l’échelle locale et nationale, les autorités nord-américaines et les juges mexicains, les journalistes aussi, ont eu des responsabilités dans le massacre des 43 étudiants assassinés en 2014 dans l’État mexicain de Guerrero.

Ces jeunes gens étaient élèves de l’école normale d’Ayotzinapa, fondée en 1926 très politisée, ce qui déplaît aux autorités locales et nationales. Leurs corps ont disparu, on a seulement retrouvé des traces humaines dans de vastes tas de cendres à des kilomètres de la petite ville.

La violence physique est une des constantes historiques de la région, dès avant l’arrivée des Espagnols et jusque  dans l’actualité où le gouvernement local et fédéral ont paradoxalement pris le relais avec en toile de fond le trafic de drogue et ses cartels. La police locale n’hésite pas à tirer à balles réelles contre une manifestation d’étudiants. Mais Sergio González ajoute que les jeunes élèves de cette école ne sont pas qu’étudiants. Eux aussi, militants assez radicaux en arrivent à pratiquer plusieurs formes de violence, à leurs yeux ultime recours contre qui les opprime.

Les nombreux reportages sur les violences au Mexique ne font, avec plus ou moins d’acuité, que décrire les « forces en présence », souvent en prenant le parti d’un des deux clans (celui des victimes, ce qui est compréhensible la plupart du temps). Sergio González ne se contente pas du constat. Son honnêteté intellectuelle légendaire le fait revenir sur les causes de cette situation, et surtout le pousse à ne pas éluder les aspects moins mis en lumière : ainsi, le parti pris idéologique radical enseigné et développé à Ayotzinapa, qui justifie et encourage des actions illégales et souvent elles-mêmes violentes contre ce qui représente l’autorité. Ce qui de toute évidence n’est pas une excuse pour la police et l’armée nationales. Un chiffre : l’armée, qui a eu plus de 400 tués dans ses rangs, a tué au moins 200 personnes, sans compter les dizaines de disparus.

Une chose est très pratique pour les autorités : la verticalité de l’organisation politique mexicaine : dans les affaires « gênantes », comme la mort de ces 43  étudiants d’Iguala, il est facile à l’État de ne pas se sentir officiellement concerné et de rejeter la responsabilité (celle des faits et celle des enquêteurs) sur l’État local ou sur la municipalité. Le maire d’Iguala et son épouse (qui il est vrai n’étaient pas blancs comme des agneaux) ont été, eux, condamnés, le niveau le plus bas de l’échelle du pouvoir. Et Sergio González n’oublie pas la présence assez peu visible de quelques « agences » gouvernementales états-uniennes.

Les 43 d'Iguala, traduit de l’espagnol (Mexique) par Guillaulme Contré, éd. de l’Ogre, 192 p., 20 €.

MOTS CLES : MEXIQUE / VIOMLNCE / POLITIQUE / DROGUES / SOCIETE / EDITIONS DE L’OGRE.

Des os dans le désert

2002 / 2007 / 2023

Entre 1993 et 2008, on a estimé à près de 4000 le nombre de femmes, très jeunes pour la plupart, tuées ou disparues dans la région de Ciudad Juárez, au nord du Mexique. Le manque de réaction des autorités locales a été dénoncé par des journalistes qui se sont penchés sur le drame. En 2002 paraissait Huesos en el desierto, le résultat de l’enquête très approfondie de Sergio González Rodríguez, traduit et publié en France sous le titre Des os dans le désert (éd. Passage du Nord-Ouest), réédité en édition de poche. Une enquête qui est restée un modèle de précision, à tel point que Roberto Bolaño, le romancier universellement reconnu a fait de Sergio González un des personnages principaux du roman qu’il était en train d’écrire, son chef d’œuvre, 2666[2].

Des os dans le désert est un reportage sans concession, autour du narcotrafic, de ses rapports avec les autorités locales et nationales, de la corruption généralisée des hommes politiques, des policiers, des juges, sans oublier les « oubliées », les milliers de victimes tellement peu dans la lumière qu’il semblait facile de les laisser dans l’ombre. Mais le travail effectué par Sergio González était aussi dangereux : peu après la publication de son livre, il a été à Mexico enlevé dans un taxi, roué de coups et laissé pour mort et n’a dû sa survie, ironiquement, qu’à une voiture de police qui passait par là. Il en a gardé des séquelles à vie.

Ses livres de reportage mêlent enquêtes poussées, allusions personnelles, contexte historique, réflexions philosophiques et littéraires, ce qui les rend difficiles à faire entrer dans une classification traditionnelle.

Sergio González était un journaliste, mais aussi un romancier, un scénariste et un rocker, il a été un des musiciens du groupe Enigma fondé par son frère, un groupe donné par la revue Rolling Stones parmi les 25 meilleurs de la décennie des années70. Il a poursuivi sa vie de journaliste engagé et a publié ensuite plusieurs romans, non traduits en français,  El hombre sin cabeza (L’homme sans tête) et Campo de batalla, autre essai non traduit.

Il est décédé en 2017, il avait 67 ans.

Des os dans le désert, traduit par Isabelle Gugnon, éd. de l’Ogre, 448 p., 13 €.

MOTS CLES : MEXIQUE / ETATS-UNIS / VIOLENCE / DROGUE / SOCIETE / POLITIQUE / EDITIONS DE L’OGRE.


[1] L’homme sans tête sera réédité début 2024 par les éditions de l’Ogre.

[2] Editions Christian Bourgois, 2008 / éd. de l’Olivier, 2022.

CHRONIQUES, ROMAN MEXICAIN

Mateo GARCIA ELIZONDO

MEXIQUE

Mateo García Elizondo est né à Mexico en 1987. Après des études de lettres et de création littéraire, il est journaliste pour plusieurs médias internationaux et scénariste de bandes dessinées. Dernier rendez-vous avec la Lady est son premier roman. Il est le petit fils de Gabriel García Márquez et du romancier mexicain Salvador Elizondo (1932-2006).

Dernier rendez-vous avec la Lady

2019 / 2023

Celui qui raconte est un jeune homme au bout de tout, sa femme est morte d’une overdose, deux de ses amis sont morts à 20 ans. Lui-même est dans un état physique lamentable. Quand il arrive à Zapotal, terminus d’une ligne de bus, c’est pour y finir ses jours, six peut-être, peut-être un peu plus (il lui reste en poche de quoi se payer quelques nuits dans une chambre minable), après avoir épuisé les doses de drogues qu’il a apportées. Au-delà de Zapotal, on ne voit qu’un grand rideau d’arbres, la forêt tropicale et inamicale, le vide ou l’absolu. Quant à la lady du titre, elle n’a bien sûr rien à voir avec une aristocrate britannique.

Le jeune homme est conscient du rejet qu’il suscite partout, son allure, son odeur, ses vêtements provoquent une répugnance qu’il connaît bien, qu’il a fini  par trouver normale, tout en sachant que son âme, elle, est « brillante ». Le voyage dans lequel il nous entraîne (voyage ou trip ?) est sans issue, ou plutôt a une issue unique. Les jeunes loubards paumés du village n’en partiront jamais, trop anesthésiés par l’atmosphère morbide qui y règne. On dit que la patronne du bouge local n’est autre que la Mort… Une femme qu’on ne voit jamais.

Vu de l’extérieur, ce voyage est terrifiant : les moments de plaisir intense, qui vont jusqu’au bonheur, un bonheur qui semble parfait par moments, la déchéance assumée, les petits soucis bien matériels et les problèmes dramatiques, dont le principal est de se procurer les doses suivantes. On a déjà vu ou lu ce genre de situations, mais Mateo García Elizondo, par des mots et des phrases qui n’ont pas d’arêtes marquées les rend proches d’un lecteur qui n’a jamais goûté un gramme.

Juan Rulfo, le grand écrivain mexicain qui a marqué plusieurs générations, n’est jamais très loin, dans la campagne mexicaine. Parfois, le roman pénètre dans des zones aux allures fantastiques, d’autre commentateurs parleront forcément de réalisme magique, mais oublions ces cadres trop artificiels, bien trop étroits pour les ambiances créées par Mateo García Elizondo, il va bien au-delà.

D’où vient la force extraordinaire de ce roman, un de ces romans qui vous marquent pour longtemps ? Pas seulement du sujet. Mateo García Elizondo a choisi de montrer des situations dantesques, ces visions d’un enfer terrestre accepté avec son épilogue toujours bien présent, non avec un grand orchestre tragique, mais avec des mots de tous les jours, les mots les plus simples, avec la volonté de ne jamais s’écarter de ce qui, pour le narrateur, n’est que normal, son quotidien depuis des mois, des années. À certains moments, il ose même faire de discrètes incursions dans plusieurs mythologies, avec une maîtrise remarquable.

C’est un choc que reçoit le lecteur de ces pages, une de ces gifles qui laissent sonnés, admiratifs. Premier roman. Chef d’œuvre absolu. Révélation comme on en voit très peu. Les mots manquent pour être à sa hauteur.

Dernier rendez-vous avec la Lady, traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine, éd. Maurice Nadeau, 183 p., 21 €.

Mateo García Elizondo en espagnol : Una cita con la Lady, ed. Anagrama.

MOTS CLES : MEXIQUE / DROGUE / PSYCHOLOGIE / SOCIETE / FANTASTIQUE / DRAME / EDITIONS MAURICE NADEAU.

CHRONIQUES, ROMAN ARGENTIN, ROMAN BRESILIEN, ROMAN CHILIEN, ROMAN COLOMBIEN, ROMAN D'AMERIQUE CENTRALE, ROMAN MEXICAIN, ROMAN PERUVIEN, ROMAN VENEZUELIEN

Martín CAPARRÓS

ARGENTINE / ÑAMERIQUE

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Né en 1957 à Buenos Aires, il est le fils d’un célèbre psychiatre argentin. À la suite du coup d’État de 1976, il s’exile à Paris où il termine ses études d’Histoire. Après quelques années passées à Madrid, il retourne à Buenos Aires. Journaliste (Prix international Roi d’Espagne en 1994), il est également romancier (Prix Herralde en 2014). Il vit actuellement en Espagne.

Ñamérique

2021 : 2023

C’est quoi donc, cette Ñamérique ? Pendant des années, Martín Caparrós a parcouru le monde, on l’a vu avec La faim, cette Amérique dont il est issu, qui n’est ni l’Amérique latine (dont on se demande si elle existe vraiment), ni l’Amérique du Sud, avec laquelle on la confond souvent, qui a un peu d’Amérique du Nord (le Mexique), toute l’Amérique centrale et qui n’englobe pas le Brésil, où l’on parle un portugais arrangé. Ce sera donc cette Ñamérique, ce ñ qui n’existe qu’en espagnol. Au long de vingt chapitres, vingt étapes, il décrit, de façon toujours aussi puissante (rien ne manque, ni les odeurs, ni le froid ou le chaud, ni surtout les dialogues spontanés), il pense aussi : qu’est-ce que la réalité qu’on a sous les yeux ? Cette réalité n’est-elle pas trompeuse ? D’où vient-elle ? Est-elle stable ? 700 pages bien tassées mais toujours aussi faciles à lire permettent de décrire, de nuancer, de donner plusieurs points de vue sur le même sujet, de rectifier, surtout de réfléchir.

On a passé 2020. Ce que ma génération (j’étais étudiant dans les années 70) avait appris de sources très solides est remis en cause : une foule de découvertes a révélé beaucoup de choses ignorées alors, mais surtout la façon de voir, de juger, a considérablement évolué. Ce qui  pour nous, unanimement, a été une bible, la référence absolue, le livre Les veines ouvertes de l’Amérique latine de l’Uruguayen Eduardo Galeano, ne peut plus se lire comme nous l’avons lu : ceux qui furent les victimes de la « colonisation » sont encore considérés comme tel, mais elles étaient comme les agresseurs des bourreaux envers leurs « classes inférieures » ou leurs voisins et, quand le président mexicain López Obrador demande au Roi d’Espagne des excuses pour les exactions opérées sur son territoire, il oublie que ses propres ancêtres, les López entre autres, ont fait partie sans ambiguïté pendant des siècles des oppresseurs. Bref, les Indiens originaires ne sont pas plus victimes que les Noirs, les métis ou les Blancs pauvres de Ñamérique.

Comme il balaye large, Martín Caparrós peut donner des approches plus vastes de situations bien connues : le problème de la drogue, par exemple, qui pour nous est global, apparaît ici très contrasté : la Bolivie ou le Pérou n’ont pas grand-chose à voir à ce sujet avec leur voisine, la Colombie, beaucoup plus violente qu’eux.

Une chose qui revient constamment est l’instabilité de tout le continent. Une ville (Caracas), plongée dans une misère noire était il n’y a pas si longtemps la plus prospère d’Amérique du Sud. Mexico ou Medellín sont tour à tour plutôt calmes puis hyper dangereuses. Rien n’est définitif là-bas, tout y est provisoire.

Le nombre de pages et la densité du livre ne doit pas décourager d’avance un lecteur pas forcément sociologue ou amateur de statistiques : elles sont bien là, précises, exhaustives, mais la structure générale permet de les passer, par exemple, les pages qui privilégient les chiffres, intéressantes pour un lecteur moins « littéraire », et de se consacrer aux témoignages directs d’une vendeuse de légumes sur un marché ou d’un guérillero repenti.

Les « récits de voyages » de Martín Caparrós, qui parle toujours à la première personne, sont aussi huit étapes dans des villes ñaméricaines, des villes références, avec principalement des rencontres, fortuites ou organisées : le reporter écoute et transmet ce que lui disent spontanément les habitants de la « première ligne ». Une Mexico contrastée, le cimetière de Bogotá, Caracas et la nouvelle misère pleine d’une violence elle aussi nouvelle, La Havane, triste dans sa beauté perdue, Buenos Aires que même Martín Caparrós qui y est né a du mal à comprendre, Miami, capitale des inégalités dont les mutations permanentes rajoutent encore aux inégalités. Des séjours où alternent optimisme et découragement, selon les personnes rencontrées, où on a renoncé ou au contraire où on croit encore.

Quelque soit notre façon de lire Ñamérique, on sera forcément enrichi en le refermant.

Ñamérique. Un voyage dans le présent de l’Amérique hispanique, traduit de l’espagnol (Argentine) par Robert Amutio, éd. Gallimard, 739 p., 28 €.

Martín Caparrós en espagnol : Ñamérica, ainsi que la plupart des ouvrages : ed. Random House.

Martín Caparrós en français : Valfierno , éd. Fayard / Living / La faim / À qui de droit / Tout pour la patrie, éd. Buchet-Chastel.

MOTS CLES : AMERIQUE / ARGENTINE / BOLIVIE / BRESIL / COLOMBIE / PEROU / SALVADOR / MEXIQUE / ETATS-UNIS / SOCIETES / HISTOIRE / VIOLENCE / POLITIQUE / EDITIONS GALLIMARD.

Souvenir :

Saint-Etienne,

Autres ouvrages de Martín Caparrós commentés sur AnnA : La faim :

Tout pour la patrie :

A qui de droit :