CHRONIQUES, ROMAN CHILIEN

Pedro LEMEBEL

CHILI

Pedro Lemebel est né à Santiago en 1952. Promoteur d’une critique sociale et politique autour de l’homosexualité, il était connu dans toute l’Amérique latine pour ses chroniques humoristiques et militantes dans la presse chilienne. Il est mort en 2015.

Je tremble, ô matador

2001 / 2004 / 2023

Dès les premières lignes, on est happés par les mots, les phrases et les images. Il ne nous reste plus qu’à nous laisser emporter : le narrateur / narratrice, travesti vieillissant et folle flamboyante, nous conduit au cœur de son univers fait du quotidien le plus prosaïque et des fantasmes les plus débridés.

Pedro Lemebel était chilien. Artiste plasticien et chroniqueur dont les textes étaient très suivis en Amérique par un public de fidèles, il a aussi touché au cinéma. Je tremble, ô matador est son premier roman publié, le seul malheureusement, et il a été adapté au théâtre   (en 2006) et au cinéma (en 2020, mise en scène de Rodrigo Sepúlveda). L’œuvre et l’homme sont évidemment inclassables, comme l’est ce récit délirant, qui serait d’une simplicité toute classique s’il n’y avait cette façon de s’exprimer de la Folle, personnage déchiré et déchirant, insupportable et attachant.

Nous sommes en 1986 à Santiago, le régime de Pinochet, en place depuis déjà plus de douze ans, commence à vaciller tout en restant extrêmement dangereux. Notre travesti vaincu par la vie tombe amoureux (sans grand espoir) de Carlos, un jeune homme beau comme un dieu qui, malgré sa discrétion, se révèle très vite être un militant anti Pinochet. Il se crée entre eux une très belle relation humaine, au sujet de laquelle aucun des deux n’est dupe, qui a pour épicentre la confiance, une confiance totale et aveugle qui n’exclut pas les questions : jusqu’où ira l’engagement de Carlos, jusqu’où ira le silence de la Folle, que ressentira chacun des deux pour l’autre.

Malgré la gravité du sujet, rien n’est profondément dramatique dans les mots du travesti amateur de chansons à la guimauve : il suffit d’adapter ce que disent ces chansons à la réalité et faire de sa vie un mélo plein de larmes et de petits oiseaux, comme la nappe qu’il vient de broder et qui est son chef d’œuvre. L’amour impossible devient un superbe espoir qui ne finira jamais, et la dictature une farce grotesque dans laquelle le général tyran n’est qu’un fantoche ridicule manipulé par sa femme.

Car l’autre pan du roman, le contrepoint qui fait aussi verser des larmes, mais de rire cette fois, ce sont les épisodes qui se passent dans l’intimité du couple Pinochet. On y voit un pauvre homme soûlé par les bavardages stupides et vides de son épouse, doña Lucía.  Mme Pinochet sait tout, décide de tout, assistée quand même par les conseils avisés de son couturier : par exemple, mettre de la couleur sur les uniformes tristounets des militaires redonnerait sûrement le moral à un pays en pleine déprime, qui, ainsi, pourrait repartir d’un bon pied. Le vrai dictateur, c’est elle, et on finit par plaindre son malheureux mari ! Comment mieux rendre absurde une réalité aussi cruelle.

Constamment Lemebel nous fait changer d’univers, d’ambiance, de sentiments, et les personnages principaux, même s’ils n’ont a priori rien de commun avec nous deviennent forcément proches du lecteur.

La traduction d’un texte aussi fulgurant ressemblait à une gageure. Alexandra Carrasco a pourtant totalement réussi ce qui paraissait impossible : on retrouve dans le texte français non seulement les mots et les images, mais aussi l’esprit subtil et excessif de l’original. Encore mieux, Alexandra Carrasco, la traductrice, a revu sa première version pour lui donner un nouveau souffle, plus proche encore du texte original.

Je tremble, ô matador, traduit de l’espagnol (Chili) par Alexandra Carrasco-Rahal. Préfaces d’Emmanuelle Bayamack-Tam et Quentin Zuiton, éd. Gallimard (Coll. L’Imaginaire), 20 p., 9,70 €.

Pedro Lemebel en espagnol : Tengo miedo, torero, ed. Anagrama, Barcelone, Loco afán (chroniques), ed. Anagrama, Barcelone.

MOTE CLES : CHILI / DICTATURE / HOMOSEXUALITE / HISTOIRE / SOCIETE / PSYCHOLOGIE / HUMOUR / EDITIONS GALLIMARD.

On peut compléter la lecture du roman avec cet essai sous la direction de María Semilla Durán L’écriture de Pedro Lemebel (Presses universitaires de Saint-Etienne) :

CHRONIQUES, V.O.

Mariana ENRÍQUEZ

ARGENTINE

Mariana Enríquez est née à Buenos Aires en 1973, elle a passé une partie de son enfance à La Plata. Après des études de communication et de journalisme, elle s’intéresse à la musique (punk et rock) et publie ses premiers textes. Elle est l’auteure de quatre romans et de trois recueils de nouvelles, parmi lesquels Ce que nous avons perdu dans le feu. Nuestra parte de noche a obtenu le prestigieux Prix Herralde à Barcelone en 2019.

Bajar es lo peor

1995 / 2022

Trois jeunes gens se partagent la vedette de ce premier roman de Mariana Enríquez, si on peut nommer vedettes ces épaves de la nuit qui errent d’un bar à l’autre dans ce Buenos Aires des années 90, se droguent, se prostituent. Personne, homme ou femme, ne peut résister au charme et à la beauté surhumaine de Facundo, ni Narval, hanté par des apparitions inquiétantes qu’il est le seul à deviner, ni Carolina, que sa famille bourgeoise a renoncé à sauver de ses ondes négatives.

Malgré des ressources irrégulières mais solides (vente de drogues, prostitution), Facundo manque souvent d’argent comme ses « amis ». Partout règne la peur, peur de ses apparitions chez Narval, peur de la mort qu’ils ont parfois frôlée de près, peur qu’ils imposent aux autres. Peur surtout d’eux-mêmes, Facundo est hanté la nuit par des cauchemars horribles qui  s’imposent à lui depuis l’enfance, c’est pour cela qu’il ne peut passer une nuit seul, ce qui ne l’empêche pas de très peu dormir. Narval, lui, subit les apparitions  de ces fantômes dont il n’arrive plus à savoir s’ils sont visions ou personnes réelles. L’alcool et les drogues, qu’ils voient comme une aide, contribuent à les enfoncer davantage.

Une violence feutrée parcourt le roman. Drogues, alcool, sexe, nuits sans sommeil remplissent, si l’on peut dire, la vie des personnages, une vie très vide en fait, cela ressemble à l’ennui éternel, c’est une souffrance sourde mais profonde dans des décors sans charme, une souffrance humaine, ces hommes et ces femmes ne sont pas des pantins et la narratrice ne veut surtout pas les  juger.

On pourrait parler d’amitiés, d’amours, d’amitiés amoureuses, parfois même de tendresses partagées si on était dans un monde familier. Mais celui que décrit Mariana Enríquez (qui existe bien dans la réalité, à Buenos Aires et ailleurs), semble passer à travers des visions diffractées, comme biseautées, et l’horreur n’est jamais très éloignée, elle peut faire irruption à chaque instant. Les monstres qui visitent Narval sont des êtres répugnants, il n’a pas la force de les chasser quand ils font irruption dans sa vie, mais ceux qu’il fréquente dans sa vie réelle ont de troublantes ressemblances. Le pire est peut-être la conscience qu’il a de tout et de l’impossibilité de plus en plus prégnante de séparer ce qu’il sait, de ce qu’il croit savoir imaginaire et sa réalité.

À mi-chemin entre l’hyperréalisme des bas fonds et la fantastique d’horreur, Mariana Enríquez maintient un fragile équilibre qui ne se rompt jamais, entre amour, indifférence et amitié, entre une dose de plus d’alcool ou de drogue et une dose de trop, entre la vie et la mort, le bien et le mal peut-être (ces notions ont-elles encore une quelconque valeur dans ce contexte ?). Qu’elle ait écrit cela à moins de vingt ans est déjà impressionnant, que plus de vingt ans après cela reste aussi fort l’est encore plus.

Bajar es lo peor, ed. Alfaguara, 273 p.

MOTS CLES : ARGENTINE / SEXE / DROGUE / PSYCHOLOGIE / VIOLENCE / SOCIETE / HOMOSEXUALITE / EDITIONS ANAGRAMA.

Ne manquez pas le roman (Prix Herralde et Prix de la Critique en Espagne en 2019) de Mariana Enríquez, Notre part de nuit, chef d’oeuvre absolu de roman noir, gothique, fantastique et réaliste à la fois. Mon commentaire sur AnnA :

Et, dans la même veine argentine de roman autour de la vie nocturne gay ou transgenre, de la prostitution et de la drogue, deux très bons livres :

Les vilaines de Camila Sosa Villada :

et Los putos de Ioshua :